Histoire

  Chaque âme nouvelle qui se lève parmi les dunes de sable nait en sachant précisément sa place. Il y a le prédateur, et il y a la proie. Il y a la plante robuste, le rocher et le vent. Tout obéit à un ordre précis que les immortels eux-mêmes ne sauraient altérer. Telle est la Loi primordiale. Il ne s'agit pas d'un code, de lettres et de manuscrits anciens que des vieillards infirmes balbutient par crainte du chaos. Elle est notre essence, la voie éclairée parmi les milliers de routes ténébreuses que trace le destin. C'est du désert qu'émane sa manifestation la plus pure, un tableau sobre de perfection. Il châtie les insolents et les orgueilleux, récompense les humbles et les endurants. Quant à moi, premier de ses seigneurs, j'en suis l'incarnation pour mes semblables.

Je vis le jour parmi les hommes qu'il convient de redouter. Non que je doive cela à mon sang ou à mon rang, ces dons étaient étrangers à ma famille. Mon bâtard de père, fils illégitime d'un gardien d'oasis, ne possédait rien d'autre qu'un sabre, un cheval, et ma mère, la hiérarchie de son affect s'établissant dans cet ordre décroissant. Mon enfance durant il resta pour moi un étranger, le printemps et l'automne dans le sillage des caravanes, l'hiver et l'été dans les bras des putains. Il ne m'apprit rien, ni la sévérité ni la clémence, et je songe parfois que sa plus grande contribution à ma vie fut de se faire assassiner comme un imbécile. Au moins cela me mit-il sur les voies de l'antique tradition et me fit gravir les marches de ma destinée. C'était un bon guerrier, sa réputation le dépeignait comme l'égal des Arrache-sable, mais sa vanité le rendit imprudent. On retrouva son cadavre exposé dans une artère du quartier commerçant. Ses mains, sa langue, ses oreilles et son nez, tranchés. Il ne s'agissait pas simplement d'une exécution mais d'une mise en garde adressée à quiconque se dresserait contre le nouveau pouvoir, et elle fut parfaitement reçue.

Dragar Vel'hislan était trop stupide (ou trop subtil, je ne saurais vraiment dire) pour se mêler de politique, et tout ce qu'il m'est possible de rapporter quant aux derniers mois de sa vie ne sont que rumeurs et ragots. L'on murmure qu'il se fit engager comme Lame-Serpent du clan Raslan, une famille rivale des Thamesis dont l'objectif visait à former un nouvel ordre de guerriers, équivalent aux Arrache-sable. Si ces paroles de racontars trouvaient une quelconque réalité, il ne paraît pas  bien surprenant que le vieil Amasis s'en soit offusqué. Des Raslan, il ne subsiste rien aujourd'hui, nul vestige, nul serviteur, nul allié. La paranoïa de mon prédécesseur le poussa même à assassiner ma pauvre mère, par simple précaution. Mais tel est le problème des paranoïaques : ils se croient joueurs quand ils ne sont que pions sur l'échiquier du destin. Dans le désert, l'égaré craint davantage les vautours que les scorpions... Ce proverbe pourrait à lui seul servir de commentaire à mon anabase. Car tel je fus, prédateur tapis dans les sables. Cette phrase sonne étrangement aujourd'hui, comme de la pâture pour mauvais baladins, mais à l'époque elle n'avait pour moi rien d'épique.

Mon père était absent, et ma mère m'aimait comme elle le put : avec cette légère pointe d'amertume accusatrice que vous jettent les gens faibles. Si je ne sais rien de ce qui entoure la mort de mon géniteur, la cause en est somme toute assez banale et ne tient pas au secret absolu qu'entretenaient les Thamesis sur leurs affaires. Il nous quitta ma mère et moi, lorsque revenu ivre d'un quelconque bordel de la ville, il se rua sur nous avec l'intention manifeste de nous faire payer en nature sa malchance aux jeux. Cela lui coûta un œil, au sens propre. La vision pathétique d'un grand homme rampant hors de notre bâtisse me fait parfois sourire lorsque mes vassaux se plaisent à citer leurs valeureux ancêtres lors de réceptions interminables tenues en mon honneur. L'homme n'est certainement pas la somme de ses aïeux, car dans mon cas je ne suis pas sûr que cela aurait donné un résultat positif.

Je passais donc mon enfance à arpenter les rues de Varak à l'ombre des marchés couverts, flânant avec les orphelins et les autres laisser-pour-compte. Ce n'était pas une période malheureuse de ma vie, tant je tenais cette situation pour normale. Jusqu'à mes dix ans, mes journées se rythmaient aux sons des clameurs des marchands et des chants des moines. Ces derniers, dans leurs temples, nous inculquaient les principes élémentaires de la Loi et nous apprirent à lire et à compter. Nous n'assistions pas vraiment à ces cours par ferveur. Notre jeunesse l'emportant sur la clairvoyance, c'était plutôt en raison du verre de lait caillé et des quelques dattes que l'on nous offrait à chaque fin de séance que notre assiduité atteignit des sommets de religiosité.
   

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