Liunda 3 de Brives 15ème année de l'ère du second souffle. Il y a de ça une année jour pour jour.

Le temps était gris, fidèle à son habitude ces jours-ci, comme si le ciel était contraint de se couvrir en ce lieu de recueillement et de tristesse. Cependant ce cimetière était devenu de part les années ma seconde maison si ce ne fut la première tout compte fait puisque je ne retournais que très rarement dans l'enceinte souterraine de la ville qui m'avait vu naître il y avait de cela près d'un siècle déjà. Bien peu de choses avaient changées en cent ans au sein de mon peuple, et encore moins l'aspect de la forêt environnante.

Certes j'avais quelque peu voyagé sans pour autant quitter Terovia, découragé par la longue traversée que nécessitait la conquête de l'Est et résigné à ne pas perdre la vie dans cette sournoise Jungle noire des supplices. Les Orcs contrôlant cette maudite région prenaient plaisir à torturer les Nains même s'ils ne se souvenaient probablement pas d'où était née leur haine.   

C'était bien malgré moi que j'attendais la visite d'une humaine bien étrange en ce jour de Brives.  Nous ne nous étions pas encore adressé la parole mais elle venait me regarder travailler depuis quelques jours déjà, l'air sombre et pensive mais menaçante en aucun cas. Adossée au portail métallique, elle se contentait d'examiner mes moindres faits et gestes, cela ne m'importunait d'aucune manière alors je la laissais faire, me disant que si il y avait urgence, elle m'aurait déjà abordé. Les esprits autours de moi se faisaient plutôt rares et changeants en ces temps compliqués, comme si les Pariens préféraient désormais éviter de mettre leur sale gros nez dehors en laissant les morts dans les fosses où ils perdaient la vie,  preuve de leur bestialité grandissante au grand détriment de leur conscience sociale.

Les fantômes restants se tenaient à une distance notable de cette individue prétextant qu'une énergie noire et peu recommandable émanait de sa personne. Malgré mon don qui me permettait d'entrevoir la mort, je ne décelais rien de particulier. Les corbeaux d'autrefois étaient devenus mes amis par habitude décuplant ma solitude d'une certaine façon, me rappelant que j'étais seul depuis bien des années. Je n'avais aucune idée de ce que j'attendais de la vie, mais il était vrai que depuis plusieurs semaines je réfléchissais beaucoup à mon avenir et rien ne valait plus la peine que je ne demeure ici en cette terre pourrie éloignée de toute âme censée.

Le soir arriva comme le fond terreux et humide de ma dernière fosse. Un souvenir poignant m'avait saisi et l'image des os tout comme le son lointain de la voix qui s'était élevée ce jour-là m'assaillirent. Je me dépêchai de sortir de là pour tomber sur l'humaine en question plantée au bord du trou. C'est avec une surprise non feinte que je la saluai.

«Ma foi en voilà de sournoises manières jeune fille ! Aidez-moi donc à sortir de ce fichu trou et peut-être pourrais-je enfin connaître la raison de votre présence.»

J'étais devant l'étrange inconnue qui me regardait de bas en haut tout en m'adressant un sourire narquois mi amusé mi satisfaite.

«Me dites pas que c'est le premier Nain que vous croisez sur ces terres! Je suis Azul, le fossoyeur. À qui ai-je donc l'honneur?»

Spoiler:

Le fossoyeur se contenta d’examiner un bref instant son interlocutrice d’un œil averti avant de l’inviter à le suivre vers une petite table de pierre où se trouvaient des bancs installés de chaque côté. Quelques derniers rayons de soleil illuminaient la cime des arbres donnant une teinte orangée à l’horizon. Il se saisit d’un large bout de tissus caché dans l’une de ses poches et s’en servit pour débarbouiller sa figure couverte de terre avant de porter son attention sur la fameuse Nadinie qui semblait plus qu’impatiente d’obtenir ce qu’elle était venue chercher. Il la comprenait étant donné le voyage qu’elle avait effectué.

« Ça en fait un sacré bout de chemin et un tas d’embuches pour venir trouver un vieux Nain et quelques ossements…»

Il marqua une pause, mais la demoiselle fixait sur lui des yeux inquisiteurs. Elle ne semblait pas être de celles qu’un rien n’effraie. Il reprit donc un peu à contrecœur, cette histoire lui donnant froid dans le dos.

« Mais avant toute chose, sachez que ma faculté n’a rien à voir avec votre propre…Don. Je le ressens vous savez, tout comme ce beau monde autour de nous, et ils ne sont pas très heureux à l’idée de vous voir réveillez qui que ce soit en ce lieu. J’insiste donc pour que l’on se mette d’accord à ce sujet ; pas de nécromancie dans mon cimetière ! »

Un sourire narquois se dessina sur les lèvres de la demoiselle qui acquiesça d’un simple mouvement de la tête avant de faire signe à Azul de poursuivre prestement ses explications et d’en venir aux faits. Immédiatement les murmures qui s’agglutinaient autour d’eux s’estompèrent et les morts retournèrent à leur silence, enfin rassurés quant aux intentions de la nouvelle venue.

« Vous savez, cette histoire a pu être déformée plusieurs fois le temps qu’elle fasse son chemin jusqu’à Bélin, mais j’imagine que rien ne vous détournera avant que vous n’en connaissiez les moindre détails, quels qu’ils soient, alors soit. Je creusais comme je le fais souvent d’ailleurs, mais cette journée pluvieuse était appelée à marquer mon existence. La pluie et mon endurance révélèrent une boîte crânienne d’une taille incroyable, dès lors je savais que quelque chose n’allait pas. Au premier contact avec le crâne, je fus paralysé et ma tête s’est alors mise à brûler s’emplissant d’images d’un passé étrange à mesure qu’une voix profonde s’exprimait dans un langage ancien. Je suis tombé inconscient pendant plusieurs minutes, d’atroces minutes…

Si vous saviez, ma toute belle, j’en fais encore des cauchemars ! Je les ai vus, eux, les géants oubliés, les adorateurs de l’Outre-monde, ceux qu’on appelle les Inconnus. Ils vivaient ici, dans la région de Paria la grande, mais principalement dans le Voile, le terrain mort par-delà cette vaste forêt et les landes rocailleuses qui la bordent. Je crois qu’ils veulent revenir à la vie et que c’est pour cela qu’ils m’ont transmis ce pouvoir, ils attendent de moi que je retrouve les restes de leur chef suprême, que je le libère de sa prison de pierre! Il n’y a que lui qui puisse les ramener, enfin c’est ce que j’ai compris de toute cette maudite mésaventure. »

Le Nain fut étonné de croiser tant d’intérêt et de désir dans les yeux pétillants de la nécromancienne. Visiblement, elle en demandait plus et vraisemblablement, il allait le lui en donner. Il n’avait plus la force de ronchonner ou de tenir tête à qui que ce soit en cette fin de journée. Il l’intima de le suivre tout en se dirigeant vers le centre du cimetière où se dressait un mausolée solitaire de taille moyenne. Azul marchait rapidement et eut tôt fait d’atteindre la porte qu’il poussa avant de laisser Nadinie s’y engouffrer.

Il n’avait pas pour habitude de recevoir à dîner, et encore moins la gente féminine! Paria ne comptait pas les plus jolies, ça non, ni les plus intelligentes d’ailleurs. Tout compte fait, la solitude lui allait bien, mais il était vrai qu’une discussion avec une personne vivante ne faisait pas de mal non plus. À l’intérieur se trouvaient quelques meubles à tiroirs, un lit dans une petite pièce délimitée par quelques marches, une petite table en bois, une seule chaise, un grand chaudron surplombant les restes d’un feu ainsi que tout un attirail de cuisine. Rien n’était vraiment propre mais rien n’était vraiment sale non plus. Le vieux Nain aimait beaucoup faire à manger dans ses temps libres, il lui arrivait aussi de fabriquer quelques potions avec ce qui poussait et traînait aux alentours.

Son invitée examina l’endroit avant de se mettre à faire les cent pas tout fouinant ci et là attendant la suite. Elle n’était visiblement pas des plus polies, mais Azul n’en tint pas compte. Il se rendit dans sa ‘’chambre’’ pour revenir avec quelque chose d’énorme dans les mains. Déposant le tout sur la table, il retira doucement le tissu pour révéler un imposant crâne pourvu d’immenses dents pointues fixées à une solide mâchoire. Les orbites quant à eux étaient plus petites que ceux des Humains ou des Nains, mais leur forme était similaire. Le tout donna des sueurs froides au fossoyeur qui se dépêcha de recouvrir le tout.  Au même moment, un violent courant d’air éteignit les bougies et laissa la pièce froide et atrocement silencieuse. Azul ferma les yeux en soupirant.

« Alors, satisfaite? Je ne sais même pas pourquoi je conserve cette chose de malheur, probablement de peur que quelqu’un d’autre tombe dessus. En demeurant ici, ce crâne ne peut faire de mal d’aucune façon. Ceci constitue la seule et unique preuve jamais mise au jour concernant la réelle existence passée des Inconnus…»

Le regard d’Azul se perdait dans le vide, fixant l’objet comme malgré lui. Après un long silence il poursuivit.

« Chaque fois que je le touche des images se succèdent et il m’aura fallu un certain temps avant de comprendre qu’il s’agissait d’un itinéraire, une voie toute tracée qui mène au reste du corps, le corps maintes fois centenaire du grand chef des géants…Souvent je me dis que si je venais à le retrouver, je pourrais brûler ce satané squelette maudit et plus jamais nous n’aurions à nous soucier de leur retour qui serait, ma foi, dévastateur. Mais j’ai trop peur de causer notre perte en cas d’échec, qui sait jusqu’où cette tête pourrait me pousser, par ma barbe quel cauchemar! La légende raconte que seule la crypte démesurée de Paria était à l'abri de ces créatures, mais on ne mentionne pas pourquoi! Même les morts n'en savent rien ! Enfin...

Et vous, vous croyez être venue chercher quoi au juste, jeune nécromancienne? Ce crâne recèle une puissance jamais utilisée ou contrôlée, vous risqueriez votre vie en tentant de vous approprier ses secrets.  Les morts ne vous suffisent donc pas, mademoiselle? Je veux bien partager avec vous mes connaissances et mon expérience mais cet os restera ici. »

Croisant les bras, il écouta attentivement la réponse de son invitée une moue ferme mais neutre derrière sa barbe.

C’était triste et malheureux mais à bien y penser ce n’était que décevant. Une fois de plus les Hommes demeuraient des Hommes, des idiots guidés par le pouvoir et la magie. Nadinie ne réécrivait donc visiblement pas l’histoire avec sa demande, mais elle avait troublé le vieux Nain qui n’avait soif que de paix. En même temps…S’il y avait la moindre chance de réduire à néant toute cette histoire de crâne et de cauchemars, pourquoi pas…

« Non! Vous ne comprenez donc pas qu’il n’y a aucun moyen de savoir ce qui se passera si on venait à réunir les ossements?! Ces Inconnus sont de vrais démons, pas question de les réveiller, les morts restent morts, en particulier ceux-là par ma barbe! »

Azul força la demoiselle à sortir de chez lui vite fait en fonçant droit sur elle tout en poursuivant son monologue colérique jusqu’à l’extérieur où les morts s’agitaient en réaction à l’état du fossoyeur, leur guide.

« Vous ne manquez pas de cran jeune femme! Venir ici, dans mon cimetière, dans ma maison, tout en sachant pertinemment que je respecte les morts au lieu de les asservir, et vous osez me balancer une telle requête? Moi, Azul Darkangron en quête d’une puissance démoniaque ou pire encore, vous rêvez!»

La nécromancienne lui faisait désormais face à environ deux mètres de distance et elle n’avait pas l’air contente du tout. Le fossoyeur n’avait été en proie à une telle colère depuis bien longtemps, il ne pouvait la contenir d’avantage. Visiblement il n’était plus lui-même et c’est avec une rage sans nom qu’il s’élança dans l’intention de la réduire à néant, d’écraser sa sale petite tête enflée avec ses grosses mains naines et de…

« Azul, arrête!» s’écria une voix féminine que seuls les Spectrums perçurent alors, bien qu’il n’y ait personne d’autre aux alentours.

Stoppé net dans son élan par une grosse branche en plein torse, le Nain tenta de se dégager en vain, la branche tenait bon. Les esprits ne pouvaient toucher le fossoyeur, mais par l’entremise d’un épais morceau de bois tout était possible. Les fantômes durent s’y prendre à dix pour parvenir à soulever le bouclier de fortune, la quantité d’énergie que cela leur demandait était énorme. Le Nain soufflait tel un taureau toujours face à Nadinie qui ne savait plus trop comment réagir.

« Pourquoi m’empêcher de la faire déguerpir en lui donnant une bonne leçon, hein?! Elle asservit les vôtres!»

« Tu n’es pas toi-même mon bon Azul, le crâne resserre son emprise, nous le sentons bien. Elle est peut-être avide de pouvoir, mais elle n’est pas foncièrement mauvaise, ça aussi nous pouvons le sentir. Elle tiendra sa promesse si tu l’aide à traverser les landes et à parcourir le Voile…Tu seras libre de ce fardeau, fossoyeur, ensemble vous pouvez détruire ce qui reste de ces géants, vous pouvez libérer ces terres. Ressaisie-toi pour l’amour, si ta pauvre mère te voyait…»

Soudain il desserra ses larges poings et tomba à genoux en fermant les yeux. Il n’en pouvait plus, simplement plus. Plus il ignorait les voix et leur emprise et plus elles étaient fortes, voire douloureuses, il ne pouvait plus se mentir. Au même moment la branche alla heurter le sol aux pieds de l’humaine.

«Je… Veuillez me pardonner, ce ne sont pas mes manières habituelles, croyez-moi. Je suis épuisé, moralement et physiquement du coup, les cauchemars ne s’arrêtent plus lorsque je m’éveille. Si vous me promettez de ne revenir qu’avec un savoir magique supplémentaire et pas une armée de dégénérés ressuscités, je veux bien vous accompagner. Mes motivations sont toutes autres, mais qu’importe, je ne peux vous juger de la sorte, je ne fais jamais ça. Aidez-moi à me relever je vous prie, que j’aille préparer mes affaires…»

Pour la seconde fois de la soirée, la jeune dame frêle aida un Nain balourd à se relever. Elle était un peu contrariée et réticente à l’idée de ne pas repartir avec un nouveau serviteur une fois leur destination atteinte, mais elle n’avait guère le choix. Le Nain n’allait pas changer d’avis, quitte à étouffer une fois de plus ses tourments. Après un bref échange et une poignée de main empreinte de sentiments contradictoires dans les cas d’Azul, ce dernier retourna à l’intérieur.

Rapidement il revêtit ses vêtements d’expédition ainsi que sa cape à capuchon aux couleurs rappelant celle d’un vieux bout d’écorce de chêne. Il engouffra nourriture, cordages, deux petites potions de soin, une carte et un couteau de chasse dans un large sac à dos. Il attacha une couverture soigneusement roulée aux sangles inférieures du paquetage avant de saisir son bâton de marche. Il allait presque oublier l’épée en amaranthite de son défunt père, rectifiant le tout il l’installa à sa ceinture de cuir. Cela faisait une éternité qu’il n’avait pas manié Tranche-traître en dehors du cimetière et encore plus longtemps encore qu’il ne l’avait enfoncée dans qui ou quoi que ce soit. Un dernier regard vers le crâne dissimulé sous le tissus puis il quitta. Au fond de lui il savait où il devait aller, pas besoin de cet os de malheur dans les pattes! Et puis un chef Inconnu sans tête c'est beaucoup moins menaçant et sans doute plus facile à combattre si cela devait se produire, il avait encore toute sa tête le vieux grincheux barbu!

Sa nouvelle compagne d’aventure l’attendait à l’extérieur du cimetière, elle aussi était prête à partir. Azul prit la peine de remercier les âmes qui l’avaient calmé plus tôt et leur demanda de veiller sur la propriété tout en accueillant les nouveaux morts comme il se devait pendant son absence. Il jura de revenir pour les guider et veiller sur leur dépouille. Le fossoyeur jeta un dernier regard vers le cimetière avant de s’en détourner pour de bon.

«Vous non plus vous n’aimez pas trop voyager de jour hein? Ça me convient parfaitement. En route donc! Nous devons traverser cette forêt devant si nous voulons atteindre les landes rocailleuses avant l’aube. Vous aimez bavarder en marchant ou….Ah, je vois, je me tais. »

Le duo atypique était donc en marche, la nuit et les âmes errantes pour seules témoins.